Christian, quelle est la phrase la plus compliquée pour vous à écrire ? L’incipit ? La dernière ?
Toute formulation est complexe à mettre en œuvre, surtout quand l’auteur a l’exigence qu’elle corresponde ( dans son esprit ! ) à ce qu’il a très précisément dans la tête et dans le cœur.
L’incipit est à mes yeux le pari le plus difficile, oui. Parce que j’exige souvent de lui qu’il livre ( comme l’ouverture d’un opéra ) le ton, l’ambiance, le sujet du récit ainsi que sa problématique générale… qui dit mieux ?
Quel style d’écriture vous convient le mieux ? Le style indirect libre ? Le narrateur qui dit « je » ? « Il » ou « elle » ?
Comment choisissez-vous le narrateur ?
Là encore, je n’ai pas de règle sinon celle-ci : la place du narrateur, l’usage du présent ou du passé, le ton ( intimiste, grandiloquent, sec, romantique, amphigourique, secret… ) doivent être adaptés au sujet et à l’ambiance du récit.
A l’usage, on comprend vite que le présent est le temps du récit le plus délicat et le plus difficile à manipuler.
J’affectionne le « je » dans le cadre d’un récit censé avoir été vécu, il donne de la vie, du réalisme et de la vraisemblance au texte.
Le « il » et l’usage du passé s’accommodent volontiers de romans plus larges, plus ambitieux aussi, et dans lesquels l’auteur a besoin de maîtriser plusieurs lieux, plusieurs temps.
Le « elle » ne m’effraie pas plus que le « il ».
Ecrire, c’est jouer un rôle, se mettre dans la peau d’un héros, mais aussi dans celle de l’assassin, d’un enfant.
Il convient donc de « posséder » son personnage, de vivre avec lui ses projets, ses angoisses, ses intentions secrètes… à cet égard, je vis l’écriture comme une pièce de théâtre dans laquelle, démiurge, j’assumerais à la fois tous les rôles – mais aussi celui du metteur en scène, du décorateur, de l’accessoiriste, du responsable des éclairages…
De même, quel est votre temps de prédilection dans le récit, s’il y en a un ? Le présent ? Le passé ? Je sais qu’il vous est arrivé d’écrire la même histoire selon différents points de vue, différents temps…
Il m’arrive en effet, quand j’hésite, de proposer à ma femme ( ma première lectrice depuis 52 ans ! ) deux, trois, quatre débuts différents – de la même histoire, cela s’entend ! Parfois parce que le temps ou le narrateur n’est pas le même, parfois parce que le ton ou le style varient.
Elle choisit, ou bien nous en débattons.
Il existe une première version ( en fait, 40 premières pages… ) de Virus LIV 3 dans laquelle je dis : « elle » au lieu de dire « je ». Version abandonnée, moins convaincante que le « je » !
Mais toute transposition était impossible, j’ai donc repris le récit depuis le début en me mettant « à la place d’Allis », l’héroïne.
Comment faites-vous pour déterminer celui qui sera lu par les lecteurs ?
J’essaie de ne pas me préoccuper du lecteur. Ce qui requiert mon attention, c’est l’adéquation nécessaire entre le sujet du récit et la meilleure façon de le faire vivre.
Quel place a le mot dans vos romans ?
Le vocabulaire est-il très important pour vous ?
Prenez-vous beaucoup de soin à choisir les mots ?
Le mot ? Mais c’est l’outil de base !
Je passe ma vie à feuilleter et lire une dizaine de dictionnaires, j’y reviens sans cesse ! Par nécessité mais aussi par plaisir.
En écrivant, je ne cesse de modifier les mots, d’en rôder un à la place d’un autre !
Ainsi, dans la réponse à l’une de vos question précédentes ( sur la littérature ), j’ai remplacé quatre ou cinq fois l’adjectif avant de me décider pour néophyte. J’avais inscrit au départ naïf. Puis novice. Enfin inexpérimenté. J’avais ajouté « peu cultivé ». Je crois l’avoir conservé, même s’il fait un peu doublon… sans doute en songeant que le jeune lecteur n’en comprendrait pas forcément le sens !
J’ai repris, relus, testé d’autres formulations.
Enfin, je me suis décidé à prendre mon Bertaud du Chazaud, le dictionnaire de synonymes que j’ai recommandé à toute la profession depuis sa sortie ( Rageot, Bayard, Hachette le possèdent depuis !!! ) pour tenter de trouver le bon adjectif qui me manquait.
Je ne pense pas qu’il existe.
La langue française me semble parfois pauvre, il arrive qu’aucun mot, aucune expression ne corresponde exactement à ma pensée et j’en suis malheureux.
Pourquoi néophyte, en ce cas ? C’est le moins mauvais ; il a un gros inconvénient, il paraît un peu savant, presque pédant.
Eh oui, en effet, il m’arrive parfois de m’interroger sur le lecteur, preuve que tout à l’heure j’ai écrit une approximation.
En l’occurrence, la question que je me posais en rédigeant la réponse était : « dans le blog de Christophe, le lecteur va-t-il correctement comprendre le sens de néophyte ? »
Hélas, le choix du bon mot aujourd’hui ne correspond pas toujours au sens véritable et actuel car le lecteur le comprend autrement ! Sa couleur, sa sonorité, son usage en transforment souvent le sens aux yeux et aux oreilles d’un jeune lecteur qui « l’entend mal », du moins pas comme moi, je l’entends – et je donne aux mots un sens littéraire et académique conforme à ma propre culture, pas forcément à la culture du lecteur… néophyte ou débutant !
On sait ( pour prendre un exemple simple ) que le mot « intellectuel » passe presque pour une insulte aux oreilles de beaucoup d’ados aujourd’hui. Or, quand on me traite d’intellectuel, je ne me sens pas, mais pas du tout insulté !
Compliqué ? Peut-être mais je me dois de répondre correctement à votre question.
Et encore, je n’aborde là que LE MOT.
Il serait édifiant d’étudier la façon dont je m’y prends pour modifier la place des membres de la phrase.
Changer ces places modifie le sens !
Mais je m’arrête car le discours risque de devenir universitaire… alors qu’il ne s’agit que d’un bricolage sémantique de base ! Le B – A, BA du métier !
Faites-vous attention à la longueur de vos phrases ? Pierre Bottero faisait des phrases courtes ; parfois, il ne les finissait pas pour laisser le soin au lecteur d’imaginer, de rêver et donc de les terminer lui-même.
Une fois encore, je ne me soucie pas de la longueur d’une phrase dans l’absolu. Tout dépend du contexte, de l’ouvrage et de son ton en général.
Les phrases longues ne me gênent pas, dès qu’elles sont clairement perçues et que leur apparition est justifiée dans le récit.
Plus que de la longueur des phrases, j’aimerais parler du rythme, de la musique, des assonances.
Dans Toi, lumière de ma nuit, chaque phrase a été conçue de cette façon, parfois en veillant à un rythme, des rimes, des pieds en nombre précis… toutes choses qui échappent en apparence au lecteur - mais auxquelles il est inconsciemment sensible.
Car tout lecteur lit comme on le faisait dans les temps anciens : en lisant à mi-voix dans sa tête !
Ce ne sont pas mes phrases que je laisse inachevées, c’est le sens de beaucoup de mes phrases qui est ouvert, à double ou triple sens – là encore, le lecteur ne s’en aperçoit pas mais je m’en moque. Je ne cherche pas à lui montrer mon savoir faire mais à lui faire ressentir les choses, sans qu’il ait conscience du mode d’emploi.
Des exemples ? Je cite souvent l’incipit du Cœur en abîme :
L’obscurité, la solitude, le silence, j’aime. Normal, pour un spéléologue.
Aussi, quand les lumières se rallumèrent sur trois mille spectateurs enthousiastes et applaudissant, je ne me sentis pas vraiment à mon aise.
Sans faire l’explication de mon propre texte, il me semble évident que l’association de ces trois premiers mots livrés de façon brute avec l’aveu : j’aime choque le lecteur. Parce que peu de ( jeunes ? ) lecteurs aiment l’obscurité, la solitude et le silence.
C’est donc là aussi une façon de créer aussitôt une forme de suspens, de surprise. Le lecteur attend une justification.
Elle est là, aussitôt : normal, pour un spéléologue.
On a donc immédiatement l’identité du narrateur ( et un aperçu de son caractère, il ne s’embarrasse pas de périphrases ) qui dit JE et se confie au lecteur.
On devine qu’il aime son métier.
Mais voilà… la suite est à nouveau en contradiction avec ce qui vient d’être dit : une triple contradiction ( obscurité/les lumières ; la solitude/ trois mille spectateurs ; le silence / enthousiastes et applaudissant )
Nouveau suspens, nouvelle attente du lecteur : mais pourquoi le narrateur s’est-il mis dans une situation aussi désagréable à ses yeux – à SES yeux parce que le lecteur, lui, doit juger qu’être sous les projecteurs et applaudi par 3 000 personnes, ce n’est pas si désagréable, non ?
Eh bien si.
Etc.
Et puisque j’ai choisi ce roman à) titre d’exemple, dont le ton paraît sec et les phrases courtes, j’ajoute que plus loin, le narrateur écrit la petite phrase qui suit :
Amour, bonheur, amour-bonheur, ton sommet est un gouffre où je voudrais amour-mourir et à jamais m’engloutir pour jurer un serment de confiance et de foi et conjurer ce monde dont je ne suis pas.
Là encore, inutile que je fasse l’analyse de la juxtaposition ( et de la fausse répétition ) de certaines contradictions ( sommet-gouffre ; jurer-conjurer ) qui invitent le lecteur à réfléchir – ou, qu’importe, à ressentir ! La phrase est longue et surtout complexe, à sens multiples… qu’importe. Je peux espérer que le lecteur ne butera pas ( trop ) en la lisant . J’espère aussi qu’elle lui posera ( un peu ) problème.
Compliqué ?
Pas tant que ça, et d’ailleurs votre question suivante va me permettre de compléter ma pensée.
Qu’est-ce qui fait que pour vous, une phrase est bonne ?
Elle arrive à point.
Non pas au moment où le lecteur l’attend mais avec un effet de surprise quasi musical, comme lorsque le compositeur propose tout à coup une harmonie nouvelle qui, de façon inattendue mais agréable, sonne de façon inédite – et avec ce qui précède, et avec ce qui suit.
La bonne phrase complète et résout les imprécisions, interrogations ou suspens de ce qui vient d’être dit tout en livrant au lecteur de nouveaux éléments d’interrogation.
Photo : http://www.quarante-deux.org/cosmos/herzfeld/index.php/gallery/fandom/lodeve-1999/4