"Un écrivain jeunesse peut-il vieillir ?"
par Marie-Aude MURAIL
Journée de formation Adolescents, lecture, littérature Bibliothèque Louis Aragon - Amiens
[février 2008]
Article vu sur http://www.savoirscdi.cndp.fr/index.php?id=822
"Comme les enseignants, un écrivain jeunesse a en face de lui des gens éternellement jeunes qu'il est censé captiver. Doit-il faire des liftings successifs, rester dans le coup à tout prix, suivre les modes, regarder la dernière série culte sur M6, écouter le groupe en vogue, s'initier à tous les développements de la technologie ? Sans doute doit-il continuer le dialogue avec les générations montantes (en vingt ans, j'ai vraiment vu évoluer mon public) et le fait de rester sur le terrain, à l'invitation des écoles et des bibliothèques, lui évite de fabuler sur la Jeunesse et, pire, sur « les jeunes de maintenant »...
Mais avec le temps, vient un autre tourment pour l'écrivain jeunesse vieillissant, celui de la transmission. II souhaite que les jeunes bénéficient de ce qu'il a reçu en héritage, la culture, le patrimoine, les valeurs qui l'ont élevé au sens le plus noble du terme. Si, à trente ans, je me laissais presque fasciner par la culture jeune, par la façon de parler des ados, leurs codes, leurs goûts, à cinquante ans, je sens l'urgence de leur parler de choses moins fugaces.
A trente ans, je définissais la littérature pour adolescents comme une passerelle vers la littérature générale, parce que le saut était trop risqué de Tintin à Madame Bovary. Je crois que je tenais ce discours par (fausse) modestie, pour me faire ma petite place. Prenant de l'assurance, j'ai fini par me démasquer en répondant parfois à la question d'un enseignant perplexe: « Comment les amener à Molière ? » par un désinvolte : « Molière roule pour lui, et moi pour moi. » Ma littérature était alors toute bruissante du monde ado, au point que je me suis fait traiter deux ou trois fois de démagogue, ce que je ne crois pas avoir jamais été.
Puis mes personnages ont fait comme moi, ils ont vieilli. Émilien, le héros de « Baby-sitter blues [1] », a quatorze ans, Nils Hazard, le détective étruscologue de « L'assassin est au collège [2] », en a quarante. Désormais, je fais disparaître toute ségrégation dans mes romans en y laissant dialoguer les générations, le médecin quinquagénaire de « La fille du docteur Baudoin [3] » est aussi important à mes yeux que sa Violaine de 17 ans.
Mes enfants, Benjamin, 30 ans, Charles, 19 ans, Constance, 13 ans, m'ont permis de rester à l'écoute des adolescents. Mais je me sens parfois moins curieuse des chanteurs, des acteurs, des distractions de ma fille. Comment maintenir mon intérêt pour ce monde qui bouge à une vitesse vertigineuse, et me paraît, comme les médias ou Internet, faire beaucoup de bruit pour rien ? « Miss Charity [4] », qui paraîtra au printemps, se situe dans l'Angleterre victorienne... J'ai pris le risque de me déconnecter un peu, mais j'ai écrit en pensant à ma fille. J'ai voulu lui dire ce qu'il a fallu d'énergie, de folle volonté, de désir douloureusement caché pour être en ce temps-là ce que je suis, moi : une créatrice. Transmission, là aussi, celle d'une forme de féminisme.
Depuis quelques semaines, me voilà de retour en France au 21ème siècle, et je sens de nouveau la nécessité de dire aux jeunes des choses sur ce monde-là. C'est un désir encore fragile que je protège en n'en parlant guère. Je sais seulement que pour accrocher mes lecteurs à mon récit en gestation, il me faudra une fois de plus faire un pas vers eux. Ou ils ne m'écouteront pas. Par bonheur, depuis plus de quinze ans, j'ai toujours un ou une ado à la maison. Et Constance est bavarde ! Je suis donc initiée ces jours-ci aux Sim's et aux mangas, et je me demande à l'heure du goûter « pourquoi Laure a jarreté Antoine et si Yann sort avec la fille du CPE, ce bouseux avec cette pouf, t'imagines même pas ! » Pour parachever mon recyclage, et avec la complicité d'enseignants, je vais aller passer une journée complète dans un collège, pas du côté de l'estrade, mais dans la salle de classe. Pour vivre dans toute sa pesanteur ou sa plénitude - je verrai bien - une journée de collégien.
L'univers que se créent Constance et ses amis, parallèle au mien, continue de m'émouvoir et de me faire rire. Mon intérêt, au départ professionnel, devient très vite sincère et personnel dès qu'un adolescent se tient en face de moi avec ses trouvailles de langage, sa gestuelle, son humour, sa noirceur, ses complexes et ses commérages. Même si je revendique mon statut d'adulte, et d'adulte vieillissant, en l'écoutant, en le regardant, je sens battre en moi mon coeur adolescent. Qu'il me fasse écrire mon prochain roman !"